Les mousserons... Je me souvenais d'un champ parfois inondé, en contrebas de la Fontaine Fermée - l'une des deux sources de l'Ouche -que l'on appelait, je ne saurais dire pourquoi, la Combe aux jars. J'aurais volontiers juré qu'à l'heure qu'il était les champignons formaient leurs " cercles de sorcière " dans l'herbe rare qui peuplait cette terre ingrate.

Je cherche vainement le sommeil et, sans m'endormir vraiment, je sombre dans une sorte de rêve éveillé qui me ramène à ces années d'enfance en somme assez brèves, mais qui forment le socle de toute existence. La Combe aux jars et ses mousserons, Ernest et ses poches pleines de lézards, d'insectes, de nids, d'œufs de couteaux, d'engins de pêche on de piégeage. Trente-cinq ans que j'ai quitté tout cela qui reste pourtant si vivant et si proche. N'y a-t-il pas beaucoup d'ingratitude à avoir si totalement négligé ce pays et ces gens qui ont entouré et nourri mon enfance pendant les années noires ?

Je me lève. Décidément je n'ai pas sommeil. Je me rhabille en sachant au fond de moi, mais sans oser encore me le formuler, à quel projet j'obéis. La Bentley attend dans le garage souterrain, monstre assoupi et docile. Il n'est que de la commander et elle bondira hors de son trou. Je commande. La porte électrique bascule lentement. Le moteur ronfle avec douceur. L'avenue Foch baigne dans une clarté blafarde. Je roule en direction du périphérique Il est deux heures et demie de la nuit quand je m'engage sur l'autoroute du sud.

En arrivant à la sortie de Pouîlly~en-Auxois, j'eus une hésitation. Je me proposais initialement de pousser jusqu'à Beaune, puis de remonter vers Montigny par la nationale 470. Mais des panneaux, annonçant la sortie de Pouilly, égrenaient des noms de villages qui chantaient si gentiment à mon oreille que je ne pu résister a leur appel. Commarin, le village de l'écrivain-cheminot bourguignon Henri Vincenot, Pont-de-Pany où ma grand- mère maternelle avait vécu son enfance et où elle était enterrée, Chaldaïque où nous allions nous baigner, mes frères et moi, dans un étang artificiel. Je quittai donc l'autoroute, et aussitôt les souvenirs continuèrent à me sauter au visage

Deux kilomètres séparent Blîgny de Montîgny. Tout dormait encore quand jentrai dans le village. J'en fus soulagé. Après tant d'années d'absence, j'aurai détesté une arrivée en fanfare au volant de ma voiture tapageuse. Je fus tout de suite à la Combe aux jars près de la Fontaine Fermée. Je n'en croyais pas mes yeux : un bois ! ~ où vallonnaient des prés humides se dressait maintenant une petite forêt d'aulnes plantés régulièrement ? L'idée d'assainir ce bas-fond en y plantant des arbres était somme toute raisonnable. Mais la présence et surtout la taille de ces aulnes me faisait brutalement mesurer le poids des ans. Eh oui, il faut moins de trente-cinq ans pour transformer en futaie un plantis de baliveaux Je me sentais vieux tout à coup, et très au-delà déjà de ce milieu du chemin de la vie dont parle Dante. Et puis j'étais désappointé. Et mes mousserons ? M'étais-je levé au coeur de la nuit et avais-je fait toute cette route pour rentrer bredouille ? J'interrogeai une fois encore mes souvenirs. Au sommet de la Balance, dans les patis de Bessey-en-Chaume, je revoyais un petit bois avec un espace vide à l'abri cependant d'une avancée de mélèzes. Car le mousseron est ainsi fait qu'il lui faut de l'air et de la lumière, mais aussi la protection d'une haie, d'un mur ou de la corne d'un bois.

Me voilà donc reparti avec ma belle automobile, direction Beaune, dans la montée dite la Balance. A cinq kilomètres, on prend à gauche une petite départementale en direction de Grépey, et juste avant Besset... Tout était là. Je retrouvai en sortant de la voiture l'atmosphère un peu alpine de ces sommets bourguignons (le col de Bessey-en-Chaume est le point le plus élevé de l'autoroute du Sud) avec ses herbes cylindriques et ses bouquets de sapins. Mon avancée de mélèzes n'avait pas bougé. Et les mousserons godailles (marasmes d'oréade), toute une colonie de mousserons, étaient fidèles au rendez-vous. Je fus quérir la poche de plastique que j'avais jetée dans le coffre, et me mis au travail avec l'ardeur de mes douze ans retrouvés. Etait-ce parce que j'avais grandi ? Il me semblait que les champignons que j'avais ramassés jadis ici même étaient plus beaux que ceux d'aujourd'hui. Brumes dorées du passé, vous magnifiez les moindres choses !

Mon sac lourd et plein me fit sortir de mon rêve. Que faire maintenant ? Reprendre la route et regagner Paris ? Perspective sinistre. Mais alors quoi, qui ? Ernest bien sûr ! Pas plus que la corne des mélèzes de Bessey, il n'avait dû bouger, mon génial braco. Il était six heures, et l'aurore aux doigts de rose montait derrière le lointain clocher de Crepey. La bonne heure pour ce sauvage.

La Bentley ronronnait comme un gros chat en descendant la Balance.

Arrivé à la petite auberge que tenait jadis le couple Guéret, je tourne à gauche et je franchis le pont de l'Ouche. La maison des parents d'Ernest a pris certes un coup de vétusté avec son escalier de guingois et sa toiture rapiécée comme un vieux fond de culotte, mais elle m'accueille en familier. Je frappe à la porte. Une voix que je reconnais aussitôt interroge " Qui c'est ? " Je me nomme. La porte s'ouvre. "Alors c'est toi ? " Certes il a beaucoup changé, et je ne suis pas sûr que croisant dans la rue ce faune hirsute, j'aurais aussitôt reconnu mon ancien copain. Mais à la réflexion, la métamorphose du rouquin efflanqué au regard pointu que j'avais connu en ce renard moustachu aux yeux verts, effilés par l'ironie, cette métamorphose semblait dans la logique qui veut que l'enfant soit le père de l'homme. "Je suis venu aux champignons ", lui dis-je en lui tendant mon sac, comme si cette explication suffisait à justifier mon irruption après trente-cinq ans de silence. "Des champignons ? dit-il en jetant un coup d'œil dans mon sac, ah c'est bien toi ! " Et tout son visage affuté reflète un amusement intense tempéré par l'indulgence qu'appelle mon cas. "Couchez, Briffaut ! " Un chien d'une race mal définie où domine néanmoins l'épagneul me flaire passionnément les jambes et la braguette. " Et ben justement j'allais déjeuner, dit Ernest. On va ajouter une omelette aux champignons, si tu veux bien. "Je voulais bien.

 

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